CHAPITRE III
Nous étions les premiers Aryens, blonds aux yeux bleus. Nous avons envahi l’Inde, avant qu’existent les calendriers, tel un essaim de frelons en quête de climats plus chauds. Nous avions des épées à la lame tranchante et nous avons répandu beaucoup de sang. Cependant, en l’an 3000 avant Jésus-Christ, quand je suis née, si nous étions toujours là, nous n’étions plus ennemis mais partie intégrante d’une culture capable d’absorber tout envahisseur et d’en faire son frère. Je suis venue au monde dans le pays nommé Sita, dans un petit village du Rajasthan où le désert avait déjà commencé à apporter le sable des terres mortes à l’ouest. J’étais là au commencement et j’avais comme amie la mère de tous les vampires. Amba, ce qui, dans ma langue, signifie mère. C’était une femme d’une grande bonté.
Amba avait sept ans de plus que mes sept ans quand le mal a frappé notre village. Malgré ces sept années de différence, nous étions de bonnes amies. J’étais grande pour mon âge, elle était petite ; toutes deux nous adorions chanter, principalement des bajans, les chants sacrés des Védas, que nous psalmodions au bord de la rivière la nuit venue. J’avais la peau hâlée par le soleil brûlant ; Amba, elle, était noire, d’un grand-père indien d’origine. Nous ne nous ressemblions pas, mais quand nous chantions, nos voix ne faisaient qu’une et j’étais heureuse. La vie était simple au Rajasthan.
Jusqu’à ce que survienne le mal. Il n’a pas touché tout le monde, seulement la moitié. Je ne sais pas pourquoi j’ai été épargnée, puisque moi aussi, comme Amba et les autres, j’ai bu l’eau polluée de la rivière. Amba fut une des premières à tomber malade. Les deux derniers jours avant sa mort, elle vomissait du sang, et tout ce que je pouvais faire, c’était rester assise à son chevet et la regarder mourir. Mon chagrin fut d’autant plus grand qu’Amba était enceinte de huit mois au moment où ce malheur est arrivé. Même si j’étais sa meilleure amie, elle ne m’a jamais dit qui était le père. Elle ne l’a jamais dit à personne.
Quand elle est morte, ça aurait dû se terminer là. Son corps aurait dû être emmené au terrain d’incinération et offert à Vishnou, ses cendres jetées dans la rivière. Mais les derniers temps, notre village avait vu la venue d’un prêtre d’Aghora, lequel avait d’autres idées sur la façon de disposer du corps d’Amba. Aghora était le sentier équivoque, le sentier obscur, et personne n’aurait écouté le prêtre si le fléau n’avait provoqué un vent de panique. Le prêtre apporta ses idées blasphématoires, mais beaucoup l’écoutèrent à cause des peurs que le fléau faisait naître en eux. Il dit que le fléau résultait de ce qu’un rakshasa ou démon malfaisant s’était offensé du culte que nous vouions au grand Vishnou. Il dit que la seule façon de libérer notre village du rakshasa était d’invoquer un esprit encore plus grand, un yakshini, et d’implorer le yakshini de dévorer le rakshasa.
Certains trouvèrent l’idée judicieuse, mais beaucoup d’autres, dont moi, pensèrent que si Vishnou ne pouvait pas nous protéger, comment un yakshini le pourrait-il ? En outre, nous étions plusieurs à nous inquiéter de ce que ferait le yakshini une fois qu’il aurait dévoré le rakshasa. Nos textes védiques nous avaient appris que les yakshinis n’avaient aucun amour pour les êtres humains. Mais le prêtre dit qu’il savait s’y prendre avec les yakshinis, et ainsi fut-il permis de mettre ses plans à exécution.
En général, les prêtres d’Aghora invoquent les divinités non pas devant une statue ou un autel, mais sur le cadavre de quelqu’un récemment décédé. C’est cette pratique en particulier qui a fait que la plupart des croyants en Inde les évitent. Il arrive souvent, cependant, que les gens désespérés oublient leur religion au moment où ils en ont le plus besoin. Il y avait tellement de morts en ce temps-là que le prêtre avait l’embarras du choix pour se trouver un cadavre. Mais il jeta son dévolu sur le corps d’Amba, et je crois que ce qui l’attira, ce fut le fait qu’elle était en fin de grossesse. Je n’étais qu’une enfant à l’époque, mais je vis dans les yeux du prêtre quelque chose qui m’effraya. Quelque chose de froid et d’insensible.
Étant si jeune, je ne fus pas autorisée à assister à la cérémonie. Comme d’ailleurs aucune femme. Cependant, parce que je m’inquiétais de ce qu’ils allaient faire avec le corps de mon amie, je me glissai dans les bois au milieu de la nuit où devait avoir lieu l’invocation. Cachée derrière un rocher, à la lisière d’une clairière, je vis le prêtre, aidé par six hommes – dont l’un était mon père –, préparer le corps nu d’Amba. Ils l’enduisirent de beurre clarifié ainsi que de camphre et de vin, puis, près d’un grand feu, assis à côté de la tête d’Amba tournée vers le ciel, le prêtre entama un long chant répétitif. Je n’aimais pas ce chant ; il ne ressemblait en rien aux bajans que nous chantions à Vishnou. Les mantras étaient durs à l’oreille, et chaque fois que le prêtre finissait un couplet, il frappait le ventre d’Amba avec un long bâton pointu. C’était comme s’il l’adjurait de se réveiller, ou bien comme s’il essayait de réveiller quelque chose en elle.
Cela se poursuivit longtemps, et bientôt le ventre d’Amba se mit à saigner, ce qui effraya les hommes. Parce qu’elle saignait comme un être vivant, comme s’il y avait un cœur qui battait à l’intérieur. Mais je savais que c’était impossible. J’étais avec Amba lorsqu’elle avait rendu son dernier soupir, et j’étais restée assise à côté du corps un long moment après ; et pas une seule fois je ne l’avais vue respirer, serait-ce faiblement. Je ne fus pas tentée de courir vers elle. Et je ne crus pas un instant que le prêtre l’avait ramenée à la vie. En fait, l’envie que j’avais, c’était de me sauver pour aller retrouver ma mère qui devait certainement se demander où j’étais. Surtout lorsqu’un nuage noir passa devant la lune et qu’un vent fort se leva, un vent qui portait des relents d’ordures et de pourriture. Une puanteur atroce. C’était comme si un gigantesque démon était soudain apparu et soufflait son haleine sur la cérémonie.
Mais quelque chose était venu. Comme l’odeur empirait, et que les hommes commençaient à pester en manifestant leur intention de s’arrêter, les flammes baissèrent brusquement pour ne laisser que des charbons ardents. L’air s’emplit de fumée dont les volutes dansaient autour des braises rougeoyantes comme autant de serpents au-dessus d’une charogne. Certains des hommes poussèrent un cri de terreur. Le prêtre, lui, eut un éclat de rire et se mit à chanter plus fort. Mais lui aussi perdit la voix quand Amba soudain se redressa.
Elle était horrible à voir. Elle avait le visage dégoulinant de sang et les yeux lui sortaient de la tête comme poussés de l’intérieur. Ses lèvres s’ouvrirent, comme actionnées par des fils, dessinant un rictus autour de ses dents. Le plus effroyable de tout, c’était sa langue, qui se déplia bien au-delà des possibilités humaines, sur presque trente centimètres, ondulant et happant l’air tels les serpents de fumée qui dansaient à côté de ce qui restait du l’eu. J’étais figée de terreur devant ce spectacle, sachant que je voyais là un yakshini venir à la vie. Dans le rougeoiement fantomatique, la chose se tourna vers le prêtre, dès lors réduit au silence. Son assurance semblait l’avoir quitté.
Le yakshini fit entendre un gloussement de hyène et, tendant le bras, empoigna le prêtre.
Celui-ci se mit à hurler. Personne ne vint à son aide.
Le yakshini tira le prêtre vers lui, jusqu’à ce qu’ils fussent face à face. Alors, la monstrueuse langue se mit à lécher le visage du prêtre, et les cris du pauvre homme s’étranglèrent dans sa gorge. Parce que, partout où la langue le touchait, la peau était arrachée. Lorsque le visage du prêtre ne fut plus qu’une bouillie sanguinolente qui le rendait méconnaissable, le yakshini rejeta la tête en arrière et lança un rire démoniaque. Puis ses mains remontèrent vers la nuque du prêtre et s’emparèrent du crâne. D’un seul coup puissant, la chose tordit la tête du prêtre qui, dans un craquement d’os, se retrouva tournée de l’autre côté. Lorsque le yakshini le lâcha, le prêtre tomba à terre, raide mort. Alors, le monstre, toujours assis, porta les yeux vers le feu et posa son regard sur les hommes terrifiés. Un regard machiavélique. Lorsque les yeux s’arrêtèrent sur moi, la chose souriait. Oui, je crois qu’elle me voyait même si j’étais tapie derrière l’énorme rocher qui faisait rempart entre la clairière et moi. Ses yeux étaient comme deux lames froides s’enfonçant à l’intérieur de ma tête.
Finalement, grâce à Dieu, le monstre ferma les yeux, et le corps d’Amba retomba sur le sol.
Durant un long moment, aucun des hommes ne bougea. Puis mon père – un homme courageux 1 quoique pas le plus sage – vint s’agenouiller à côté du corps d’Amba. Il le tâta du bout d’un bâton, sans qu’il y ait la moindre réaction. Il fit de même avec le prêtre, mais il était clair que l’homme n’accomplirait plus de cérémonies de sa vie. Les autres s’approchèrent. On suggéra d’incinérer les deux corps séance tenante. Derrière mon rocher, j’inclinai vigoureusement la tête. Le vent avait chassé la puanteur, et je ne tenais pas à ce qu’elle revienne. Seulement voilà, avant que les hommes aient fini de ramasser assez de bois, mon père vit quelque chose bouger dans le ventre d’Amba. Il appela les autres. Amba n’était pas morte. Ou si elle l’était ! dit-il, son enfant, lui, vivait. Il prit un couteau pour libérer l’enfant de l’utérus d’Amba.
Ce fut alors que je bondis de derrière le rocher et courus dans la clairière.
— Père ! m’écriai-je en saisissant la main qui louait le couteau. Ne laisse pas cet enfant venir au monde. Amba est morte, tu le vois de tes propres veux. Son enfant doit lui aussi être mort. Je t’en prie, père, écoute-moi.
Naturellement, aucun d’entre eux n’était préparé à me voir là, encore moins disposé à entendre ce que j’avais à dire. Néanmoins, mon père, quoique furieux contre moi, prit la peine de me parler.
— Sita, dit-il, il se trouve que ton amie est morte, et nous avons eu tort de laisser ce prêtre se servir ainsi de son corps. Mais il a payé de sa vie son mauvais karma. Seulement, nous accomplirions nous-même un mauvais karma si nous ne tentions pas de sauver la vie de cet enfant. Tu te rappelles quand Sashi est née, comment sa mère est morte avant qu’elle vienne au monde ? Il arrive parfois qu’un enfant vivant naisse d’une femme morte.
— Non, protestai-je. C’était différent. Sashi est née juste quand sa mère est morte. Amba est morte depuis les premières lueurs de l’aube. Il ne peut rien sortir de vivant de son ventre.
De la main tenant le couteau, mon père désigna le petit être qui se tortillait dans le ventre ensanglanté d’Amba.
— En ce cas, comment expliques-tu la vie qui est là ?
— C’est le yakshini qui bouge en elle. Tu as vu comment le démon nous a souri avant de disparaître. C’est une ruse. Il n’est pas parti. Il est entré dans le corps de l’enfant.
Mon père pesa mes paroles avec, sur le visage, une expression de gravité. Il me savait intelligente pour mon âge et ne dédaignait pas à l’occasion de me demander mon avis. Il tourna la tête vers les autres pour chercher conseil, mais ceux-ci étaient divisés. La moitié voulait se servir du couteau pour tuer la chose qui vivait à l’intérieur d’Amba ; l’autre moitié, dont mon père faisait partie, avait peur de commettre un péché. Finalement, mon père se tourna vers moi et me tendit le couteau.
— Tu connaissais Amba mieux que nous tous, dit-il. Tu dois mieux savoir que nous si cette vie qui bouge dans son ventre est le mal ou le bien. Si tu es certaine au fond de toi que c’est le mal, alors tue-la. Aucun des hommes ici présents ne te blâmera pour ton acte.
J’étais atterrée. Je n’étais encore qu’une enfant et mon père me demandait de commettre un acte abominable. Cependant, mon père était plus sage que je ne l’avais cru. Tandis que je le regardais avec stupeur, il secoua la tête et reprit le couteau.
— Tu vois, dit-il. Tu n’es pas certaine que ce que tu prétends est vrai. En matière de vie et de mort, on doit se montrer prudent. Et si l’on doit faire une erreur, ce doit être en faveur de la vie. Si cet ; enfant s’avère être le mal, nous le saurons quand il grandira. Nous aurons alors davantage de temps pour décider ce qu’on doit en faire. Pour l’instant, conclut-il en reportant son regard sur le corps d’Amba, je dois tenter de le sauver.
— Nous n’aurons peut-être pas autant de temps que tu le crois, dis-je alors que mon père commençait à tailler dans la chair de mon amie.
Quelques minutes après, il tenait dans sa main un enfant mâle couvert de sang. Il lui donna une petite tape sur les fesses, et le bébé avala une âpre roulée d’air sec, puis se mit à pleurer. La plupart îles hommes sourirent et applaudirent, bien que je visse la peur dans leurs yeux. Se tournant vers moi, mon père me demanda de tenir le bébé. Je refusai, le consentis toutefois à lui donner un nom.
Il devrait s’appeler Yaksha, dis-je. Car il a l’âme d’un yakshini.
Et le nom de l’enfant fut celui-ci. La plupart y virent un mauvais présage ; cependant, pas un seul, dans ses rêves les plus sombres, n’allait imaginer à quel point ce nom était bien choisi. Sauf qu’à partir de ce moment-là, le fléau disparut pour ne plus jamais revenir.
Mon père confia Yaksha à ma tante, car elle n’avait pas d’enfant à elle et que son désir était grand d’en avoir un. Femme simple mais bonne, elle traita l’enfant comme si c’était son propre fils, et assurément comme si c’était un humain digne de recevoir son amour. Qu’elle fut payée en retour de l’amour de l’enfant, cela je l’ignore. C’était un beau bébé, aux cheveux bruns et aux yeux bleu clair.
Le temps passa, et il passe toujours, mais pour Yaksha et moi les années revêtirent une qualité particulière. Car Yaksha grandissait plus vite que n’importe quel autre enfant dans l’histoire de notre village ; et quand j’eus quinze ans, il faisait déjà, en taille et au niveau de l’éducation, mon âge. Alors qu’il n’était né que huit ans plus tôt. Son développement accéléré fit une fois encore remonter à la surface les rumeurs entourant sa naissance. Mais ce n’étaient au mieux que des rumeurs, car les hommes qui s’étaient trouvés là la nuit où Yaksha était venu au monde ne parlèrent jamais de ce qui s’était passé quand le prêtre avait voulu invoquer le yakshini sur le cadavre d’Amba. Ils avaient dû jurer entre eux de garder le secret parce que, de temps à autre, mon père me prenait à part pour me rappeler que je ne devais pas parler de cette nuit-là. Et je n’en fis rien, bien sûr, parce que j’étais convaincue qu’en dehors des six hommes personne ne m’aurait crue. Du reste, j’adorais mon père et m’efforçais constamment de lui obéir, même quand je pensais qu’il commettait une erreur.
C’est à peu près à cette époque, l’année de mes quinze ans, que Yaksha commença à vouloir à toute force me parler. Jusqu’ici, je l’avais évité, et même lorsqu’il se mit à me poursuivre de ses avances, je tâchai de garder mes distances. Du moins au début. Car il y avait en lui quelque chose qui faisait qu’il était difficile de lui résister. Sa grande beauté, bien sûr, sa longue et soyeuse crinière brune, ses yeux brillants, froides lazulites profondément enchâssées dans son puissant visage. Son sourire aussi était séduisant. Et c’était bien souvent qu’il en envoyait l’éclat dans ma direction, deux rangées de dents blanches parfaites, pareilles à des perles polies. Parfois, je m’arrêtais pour lui parler, et il avait toujours un petit cadeau à m’offrir : une cuillerée de pâte de santal, un bâton d’encens, un collier. J’acceptais ces cadeaux à contrecœur parce que je sentais bien qu’un jour Yaksha voudrait quelque chose en retour, quelque chose que je ne voudrais pas lui donner. Mais il ne demandait jamais.
Cependant, l’attirance que j’éprouvais pour lui venait de quelque chose de plus profond que sa beauté. Même à l’âge de huit ans, il était manifestement la personne la plus intelligente du village, et il n’était pas rare que les adultes le consultent sur des questions importantes : comment améliorer la moisson, comment bâtir notre nouveau temple, comment marchander avec les négociants ambulants qui venaient acheter nos récoltes. Si les gens avaient des doutes sur les origines de Yaksha, ils n’avaient par contre qu’à se louer de sa conduite.
J’étais attirée, mais pas un instant je n’ai cessé d’avoir peur de lui. Parfois, je surprenais une lueur étrange dans ses yeux, qui me rappelait le sourire narquois que m’avait adressé le yakshini avant qu’il soit censé avoir quitté le corps d’Amba.
J’avais seize ans quand disparut le premier des six hommes à avoir assisté à sa naissance. Comme ça ; il s’évanouit dans la nature. Plus tard, cette même année, un autre disparut également. J’en parlai à mon père, qui dit qu’on ne pouvait tenir Yaksha pour responsable. La croissance du garçon se passait bien. Toutefois, l’année suivante, quand deux autres des six disparurent à leur tour, mon père lui-même commença à avoir des doutes. Et ce ne fut pas long avant que mon père et moi nous soyons les seuls qui restaient au village à nous être trouvés là cette horrible nuit. Le cinquième, cependant, ne se perdit pas dans la nature comme les autres. On découvrit son corps saigné à blanc, comme par une bête sauvage. Il ne lui restait pas une goutte de sang. Qui pouvait douter que les autres aient fini de la même façon ?
Je suppliai mon père de parler franchement de ce qui était en train de se passer, et le rôle que jouait Yaksha dans tout ça. Le garçon avait alors dix ans et en paraissait vingt, et s’il n’était pas le chef du village, bien peu doutaient qu’il le fût bientôt. Mais mon père était un homme au cœur tendre. Il avait, non sans fierté, regardé Yaksha grandir, et il était évident qu’il se sentait personnellement responsable de la venue au monde de cette petite merveille qu’était devenu le jeune homme. Et puis, sa sœur était toujours la belle-mère de Yaksha. Il me conseilla donc de ne rien dire aux autres, ajoutant qu’il demanderait à Yaksha de quitter discrètement le village pour n’y plus revenir.
Mais c’est mon père qui ne devait plus revenir, même si Yaksha disparut lui aussi. On ne retrouva jamais le corps de mon père, à l’exception d’une mèche de ses cheveux, en bas près de la rivière, une mèche tachée de sang. Lors de la cérémonie funèbre honorant sa mémoire, je fondis en larmes et racontai tout ce qui s’était passé la nuit où Yaksha était né. La majorité des gens, cependant, pensant que c’était le chagrin qui me consumait, ne voulurent pas m’écouter. Il y en eut quand même quelques-uns pour me croire, les familles de ceux qui avaient disparu.
Ma peine s’estompa lentement. Puis un jour, deux ans après la mort de mon père et la disparition de Yaksha, alors que j’approchais de mon vingtième anniversaire, je fis la connaissance de Rama, le fils d’un marchand ambulant. Je tombai instantanément amoureuse de lui. Dès que je le vis, je sus que j’étais destinée à vivre avec lui, et par la grâce de Vishnou, il ressentit la même chose à mon égard. Nous nous mariâmes à la pleine lune près de la rivière. La première nuit que je passai avec mon mari, je rêvai d’Amba. Elle m’apparut telle qu’elle était le soir où nous avions chanté ensemble, aux heures tardives de la nuit. Mais les paroles qu’elle m’adressa étaient énigmatiques. Elle me disait de prendre garde au sang des morts, de ne jamais le toucher. Je me suis réveillée en larmes et n’ai pu me rendormir qu’en tenant très fort la main de mon mari.
Je ne tardai pas à tomber enceinte, et avant que ne s’achève la première année de mon mariage, nous eûmes une fille. Lalita, celle qui joue. Dès lors, mon bonheur était complet, et mon chagrin pour la mort de mon père s’effaça. Cependant, ce bonheur ne devait durer qu’un an.
Par une nuit sans lune, je fus réveillée par un bruit. À côté de moi, mon mari dormait, et de l’autre côté il y avait notre fille. Je ne sais pas pourquoi ce bruit m’a réveillée ; il n’était pas fort. Mais c’était un son bizarre, comme des ongles raclant une lame. Je me levai et sortis de la maison. Et là, dans le noir, je regardai autour de moi.
Il arriva de derrière, comme il le faisait souvent quand nous étions amis. Mais je sus qu’il était là avant même qu’il parle. Je sentis sa présence toute proche, sa présence inhumaine.
— Yaksha, murmurai-je.
— Sita.
Sa voix était très douce.
Je me retournai brusquement et allais me mettre à crier, mais il était sur moi avant qu’un son ne sorte de ma bouche. Pour la première fois, je pus constater à quel point il était fort, chose qu’il avait tenue cachée tout le temps où il avait vécu au village. Ses mains, avec leurs ongles longs, étaient comme les pattes d’un tigre autour de mon cou. Une grande épée battait contre son genou. Alors que l’air commençait à me manquer, il se pencha sur moi et me chuchota à l’oreille. Sa taille avait encore augmenté depuis la dernière fois que je l’avais vu.
— Tu m’as trahi, mon amour, dit-il. Si je te laisse parler, vas-tu crier ? Si tu cries, tu mourras. Compris ?
Je hochai la tête et il relâcha sa prise, tout en gardant ses doigts autour de mon cou. Je dus tousser avant de pouvoir parler.
— C’est toi qui m’as trahie, répondis-je amèrement. Tu as tué mon père et les autres.
— Qu’est-ce qui te permet d’affirmer ça ?
— Si tu ne les as pas tués, alors où sont-ils ?
— Ils sont avec moi, quelques-uns, d’une certaine façon.
— De quoi est-ce que tu parles ? Tu mens. Ils sont morts, mon père est mort.
— Ton père est mort, c’est vrai, mais uniquement parce qu’il a refusé de se joindre à moi. (Il me secoua avec rudesse.) Veux-tu venir avec moi ?
Il faisait si sombre, je ne distinguai rien de son visage sinon le contour. Mais j’eus l’impression qu’il me souriait.
— Non, dis-je.
— Tu ne te rends pas compte de ce que je t’offre.
— Tu es le mal.
Il me gifla, violemment. Le coup faillit m’arracher la tête. Je goûtai le sang sur ma lèvre.
— Tu ne sais pas ce que je suis, dit-il, d’un ton marqué par la colère mais aussi l’orgueil.
— Mais si, je le sais. J’étais là cette fameuse nuit. Les autres ne te l’ont-ils pas dit avant que tu les tues ? J’ai tout vu. C’est moi qui t’ai donné ton nom, Yaksha, fils maudit d’un yakshini !
— Ne parle pas trop fort.
— Je ne suis pas à tes ordres !
Il me serra à nouveau le cou, j’avais du mal à respirer.
— Alors, tu vas mourir, belle Sita. Après avoir d’abord vu ton mari et ton enfant mourir. Oui, je sais qu’ils dorment là dans la maison. Ça fait un moment que je t’observe à distance.
— Que veux-tu ? haletai-je, la voix rauque.
Il me lâcha. Il prit alors un ton léger et jovial, ce qui était cruel.
— Je suis venu t’offrir deux partis possibles. Tu peux venir avec moi, être ma femme, devenir comme moi. Ou toi et ta famille, vous pouvez mourir ce soir. C’est aussi simple que ça.
Outre la cruauté, il y avait quelque chose d’étrange dans sa voix. Comme s’il était excité par une découverte inattendue.
— Que veux-tu dire, devenir comme toi ? Je ne pourrai jamais être comme toi. Tu es différent de nous tous.
— Cette différence fait ma grandeur. Je suis le premier de mon espèce. Mais je peux en créer d’autres comme moi. Toi, si tu veux, si tu consens à ce qu’on mêle nos sangs.
Je ne comprenais pas ce qu’il était en train de me proposer, et pourtant cela m’effrayait. Que son sang, serait-ce une seule goutte, se mélange au mien.
— Qu’est-ce que ton sang m’apporterait ? demandai-je.
Il se dressa de toute sa hauteur.
— Tu vois combien je suis fort. Ce n’est pas le premier venu qui pourra me tuer. Je vois des choses que tu ne peux pas voir, j’entends ce que tu ne peux entendre. (Il se pencha, son souffle glacé sur ma joue.) Surtout, je rêve de choses que tu n’as jamais imaginées. Tu peux faire partie de ce rêve, Sita. Ou tu peux dès ce soir commencer à pourrir, dans la terre, aux côtés de ton mari et de ton enfant.
Je ne doutais pas qu’il dise vrai. Qu’il fût un être unique m’avait frappée dès le début comme une évidence. Qu’il puisse transmettre ses pouvoirs à un autre, voilà qui ne m’étonnait pas.
— Si ton sang pénétrait le mien, deviendrais-je également aussi cruelle que toi ?
Ma question l’amusa.
— Je crois qu’à la longue tu deviendrais pire que moi.
Il se rapprocha encore, et je sentis ses dents effleurer le lobe de mon oreille. Il mordit doucement et suça le sang qui coulait. L’acte me révolta à cause de l’effet qu’il produisait sur moi. J’aimais ça. J’aimais ça même plus que l’amour que mon mari me donnait au milieu de la nuit. Je perçus alors la vraie nature du pouvoir de Yaksha, j’en connus la profondeur, j’en vis l’origine, dans l’univers situé au-delà de la nuit d’où venaient les yakshinis. Juste avec cette petite morsure, j’eus l’impression que chaque goutte de mon sang virait du rouge au noir. Je me sentais invincible.
Et cependant, je le haïssais, plus que jamais.
Je fis un pas en arrière.
— Je t’ai vu grandir, dis-je. Tu m’as observée. Tu sais que je dis toujours ce que je pense. Comment puis-je être ta femme si je te hais tellement ? Pourquoi voudrais-tu d’une femme comme moi ?
Il répondit d’un ton grave.
— Ça fait des années que je te veux.
Je lui tournai le dos.
— Si tu me veux à ce point, ça doit vouloir dire que tu te soucies de mon sort. Et si tu te soucies de mon sort, alors quitte cet endroit. Va-t’en et ne reviens pas. Je suis heureuse telle que je suis.
Je sentis sa main glacée sur mon épaule.
— Je ne te quitterai pas.
— Alors tue-moi. Mais laisse mon mari et mon enfant tranquilles.
Il resserra sa prise sur mon épaule. Franchement, il avait la force de dix hommes, sinon plus. Si je criais, Rama serait mort d’ici peu. La douleur, qui irradiait de mon épaule dans tout mon corps, me força à m’accroupir.
— Non, dit-il. Tu dois venir avec moi. C’est le destin qui a voulu que tu te trouves là cette nuit. C’est ton destin de me suivre à présent, aux confins de la nuit.
— Les confins de la nuit ?
Il me fit me relever et colla ses lèvres aux miennes. Une fois encore, je goûtai son sang, mêlé au mien.
— Nous vivrons pour l’éternité, promit-il. Tu n’as qu’à dire oui. Tu dois dire oui.
Il cessa de parler et jeta un regard vers la maison. Il n’avait pas besoin de répéter ; je compris fort bien la menace. J’étais battue.
— Oui, dis-je.
Il me serra contre lui.
— M’aimes-tu ?
— Oui.
— Tu mens, mais ça n’a pas d’importance. Tu m’aimeras. Tu m’aimeras à jamais.
Il me prit dans ses bras et m’emporta. Dans la forêt obscure, en un lieu de paix, de silence, où il ouvrit ses veines et les miennes avec ses ongles, pressa nos bras l’un contre l’autre et les tint ainsi longtemps, pendant ce qui parut une éternité. En cette nuit, le temps n’existait plus, et l’amour n’était que souillure. Il me parlait pendant qu’il me transformait, mais c’était avec des mots que je ne comprenais pas, les sons que devaient faire les yakshinis quand ils s’accouplaient dans leurs enfers de ténèbres. Il m’embrassait et me caressait les cheveux.
Finalement, il me transfusa son pouvoir à travers tout le corps. Mon souffle, le battement de mon cœur, ça allait de plus en plus vite, jusqu’à devenir bientôt une course folle entre l’un et l’autre, jusqu’à ce que je me mette à hurler comme si j’étais tombée dans une marmite d’huile bouillante. Pourtant, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, et je ne le comprends toujours pas. La chose la plus terrible dans cette damnation, c’était que je n’en avais jamais assez. Que ça me transportait plus que l’amour que pourrait me donner n’importe quel mortel. A cette minute, Yaksha devint mon seigneur, et c’est pour lui et non plus pour Vishnou que je criai. Et même lorsque mon souffle et mes battements de cœur s’entrechoquèrent et que cessa la sarabande dans ma tête, oui, comme je mourais, j’oubliai mon Dieu. Je choisis le chemin que mon père avait rejeté. Oui, c’est la vérité, je fis le choix de damner mon âme quand je hurlai de plaisir pervers et embrassai le fils du démon.